46 - Une maison de "parisien" ?
Par Jacques Favier le samedi, novembre 28 2015, 20:40 - Curiosités, érudition - Lien permanent
Tous les Sérifontainois ou presque la connaissent bien, la "maison du docteur", qui fut longtemps celle du docteur Claude Valet. Ne dit-on pas qu'il a accouché près de 600 habitants entre 1947 et 1984 ? J'ai évoqué cette figure marquante de notre histoire récente dans mon article "médecins et pharmaciens de Sérifontaine" sur le Bulletin Municipal de novembre 2015.
Ici, je voudrais parler de sa maison, au 53 de la rue Pierre-Eugène Boyer, l'une des plus belles sans doute, une maison bourgeoise comme on en trouve davantage à Gisons que chez nous. Qui l'a faite construire? Qu'a-t-elle de particulier ?
Depuis longtemps, un détail m'intriguait. Je l'avais signalé sur la page nos maisons : les initiales sur les grilles. Faites pour être "lues" depuis la maison et non depuis la rue, elles mêlent un E et un V.
Un temps, je me suis dit que, si le V était là pour Valet, le docteur avait peut-être repris la maison de quelque parent plus âgé. Et même que c'est cette parenté qui l'avait peut-être attiré chez nous.
Dans mon imagination (un peu maniaque) je me disais que le E pouvait être pour Emile, d'autant que le docteur lui-même se prénommait Claude-Emile : Emille Valet, autre figure de notre histoire. Il avait été élu conseiller municipal aux élections municipales de juin 1939 et fut nommé par Vichy comme maire en remplacement de Charles Renard, élu en 1935 et décédé en février 1941. Raté : Emile Valet, un ingénieur électricien, demeurait bien comme on me l'a appris rue Nationale, mais au 12 où il décéda en 1959.
Quant à une parenté, il n'y en avait pas : le docteur, était né en mars 1915 où ses parents s'étaient mariés en 1910. Son père, Paul-Emmanuel Valet, deuxième maître fourier de la Marine, était natif de Barfleur (Manche) et sa mère, Alphonsine Robillard, native de Saint-Vaast. Des normands, pour partie de fraîche date puisque le grand-père du docteur , brigadier de gendarmerie, était né à la Bousssac en Bretagne. Quant au maire Emile Valet, il était du Tréport et son père,mécanicien lui même, était de Charenton-le-Pont. Pas de lien apparent entre les deux, simple homonymie !
J'ai donc commencé à regarder du côté des recensements. Pas d'initiales EV rue Nationale en 1911, ni en 1901, mais sur celui de 1906 un certain Ernest Villiot, né le 4 septembre 1836 à Paris. Ce parisien avait épousé une jeune fille du coin : d'après le recensement de 1906, son épouse Lucie Brument était née en 1841 à Lalande-en-Son. En réalité elle se prénommait Désirée-Émilienne-Lucie, née d’après le registre de Lalande-en-Son le 30 avril 1842. Le travail administratif n'était pas encore informatisé !
On va s’intéresser d'abord aux racines locales des propriétaires de la maison, c'est à dire aux parents de Lucie Brument, aux beaux-parents d'Ernest Villiot.
Le beau-père, Louis Jean-Baptiste Brument était maçon à Lalande où il était né le 13 septembre 1814, d’un père portant aussi le prénom de Jean-Baptiste, également maçon de son état, et âgé de 25 ans à la naissance de son fils. Deux destins, en quelque sorte, parfaitement alignés à un quart de siècle de distance. Le 19ème siècle voyait encore la répétition somnolente des vies et des choses…
C'est par la belle-mère, qui se faisait appeler Emilie, que l'histoire familiale s'enracine chez nous. Elle s’appelait Marie-Catherine Mélie Delarue, et elle était née le 2 avril 1818 à Sérifontaine. Cette Mélie ou Emilie était la fille de Louis-Marie Delarue, un cultivateur de Sérifontaine, où il était né lui-même le 3 novembre 1794 (3 frimaire an III) et de son épouse Marie-Félicité Camel. Ce Louis-Marie Delarue était le fils d’un Jean-Marie Delarue, lui-même fils de Laurent Delarue, tous cultivateurs à Cérifontaine : une famille de cultivateurs établis chez nous bien avant la révolution. Les Delarue étaient d'ailleurs nombreux à Sérifontaine au 19ème siècle, et on trouve plusieurs familles apparemment distinctes. Mélie Delarue est décédée à Sérifontaine le 24 novembre 1894.
Ernest Villiot et Lucie Brunet s’étaient mariés à Lalande-en-Son le 25 novembre 1864. Ernest, alors,- âgé de 27 ans, était menuisier. Quel statut social cela implique-t-il ?
Je n’en sais rien. Mais son nom est furieusement…parisien !
Ernest on l'a dit était né à Paris en 1836 ce qui ne facilite pas la tâche de l'historien : l'état civil a brûlé dans l'incendie de la Commune. Il était le fils d'un Jean-François Villiot, propriétaire, né à Paris en 1813, mort en août 1866 à Paris 7ème et de Etiennette Aglae Villette, son épouse.
Comment ce parisien etait-il arrivé à Lalande-en-Son ? Je l’ignore. Le beau-papa, Jean-Louis Brument, qui se déclarait maçon à la naissance de sa fille, se qualifiait alors d’entrepreneur. Son épouse, Emilienne Delarue est dite ménagère ce qui veut dire qu’elle vit bourgeoisement. Peut-être le menuisier parisien a-t-il connu son beau-père sur quelque contrat, ou sur un chantier ?
J'ai dit que le nom Villiot était parisien : entre le quai de la Rappée et la rue de Bercy, un bout le l’ancienne rue de Rambouillet reçut en 1806 le nom de rue Villiot, du nom d’un particulier qui y possédait plusieurs maisons et terrains. Or c’était le site des anciens chantiers de bois de Paris… Inutile d'aller traîner par là-bas, tout le quartier, de la gare à Bercy a été totalement métamorphosé. Une carte postale de 1910, à l'époque de la mort d'Ernest Villiot, permet de reconstituer l'atmosphère.
On trouve aussi, sur les sites de vieux papiers, de nombreuses factures mentionnant la rue Villiot pour du bois, du matériel de construction, de l'outillage de chantier.
Un siècle plus tôt, sous Louis XV, Michel Villiot était « marchand de bois » à Paris. Il était même le plus gros d’entre eux… Ainsi à Paris, le 2 juillet 1766, Michel Villiot, marchand de bois, et Susanne-Marguerite Sénéchal, son épouse vendent au duc de Biron des terrains rue Saint Dominique pour agrandir l’Hôpital dit des Gardes Français. La transaction se fait pour 10.000 livres.
Dans les mêmes années, un François Villiot, était également marchand de bois, établi hors la porte Saint-Honoré. Lui a laissé des traces pour avoir quelque peu rudoyé un Receveur des Droits, ce qui lui valut 50 livres d’amendes par une ordonnance signée Turgot.
Enrest Villiot, fils de Jean-François, descend probablement de l'un de ces marchands de bois, entrepreneurs sans scrupules et un peu spéculateurs fonciers. Est-il riche pour autant? Son mariage a été précédé, le 5 janvier 1864, d’un contrat passé chez Maître Foullon, notaire à Gisors. C’est un signe d’aisance… ou de différence dans les apports des deux mariés. Que le contrat soit passé à Gisors suggère qu’il s’agit plutôt du notaire de la belle-famille, peut-être la plus aisée. Mais les notaires parisiens sont peut-être trop chers ! Voici donc deux familles d'entrepreneurs en bâtiments, une avec de solides attaches à Sérifontaine, l'autre avec de solides attaches parisiens, qui s'unissent alors qu'il y a tant de maisons à construire dans le prospère 19ème siècle.
De quand date la belle maison de la rue Pierre-Eugène Boyer ? Probablement du tout début du siècle. En 1906 Ernest Villiot et son épouse vivent là avec une domestique, Angélique Arnoult née en 1883 au Coudray Saint-Germer.
C’est une maison construite « sur le tard », par un entrepreneur en bâtiment qui a bien réussi (peut-être a-t-il travaillé pour toutes les belles maisons qui se construisent alors, notamment à Gisors), et peut-être aussi avec l’argent de petits héritages.
C'est la maison de quelqu'un qui aime le travail du bois, et qui s'en sert pour distinguer sa maison, par l'étonnante charpente en encorbellement qui soutient le toit et ses larges chéneaux.
C'est la maison d'une retraite prospère mais tardive car la famille n’est pas présente à Sérifontaine avant 1906. Ernest n'en profitera pas longtemps, puisqu'il y meurt le 18 septembre 1909. Il n'est pas enterré dans notre cimetière (aucune concession Viliot et aucun Villiot dans les trois concessions Delarue de 1858, et de 1874). Sa belle maison est donc la seule trace que ce parisien ait laissé chez nous, avec ses mystérieuses initiales qui m'ont enfin livré leur secret.
Commentaires
Je trouve ces recherches trés intérréssantes.
Cet article, comme bien d'autres, me rappelle, si besoin était, que nous ne sommes que de "passage"...bien "fragiles" finalement face à certaines de nos "certitudes".... mortels en fait.
Les êtres disparaissent, leur existence n'est bien souvent plus qu'un souvenir, encore faut-il que ce dernier perdure...leurs biens sont "ventilés", redistribués...altérés, ou dissipés.
Heureusement quelques passionnés se lancent dans un travail de recherche, fouillent les archives, dépoussièrent et traduisent les vieux documents, font se "recouper" les indices textuels et matériels...pour redonner "vie" à nos prédécesseurs, nos parents...grands-parents....ou plus lointains "ancêtres" ...bien souvent oubliés.
J'ai adoré percevoir, découvrir, le temps de ces quelques lignes, des existences disparues.... "derrière" des initiales de fer, rouillées, EV, sur la grille sise au 53 de la rue Pierre-Eugène Boyer.
Merci Monsieur FAVIER.