92 - Le bon petit mari et les pierres qui veillent
Par Jacques Favier le samedi, octobre 15 2022, 11:14 - Curiosités, érudition - Lien permanent
Une carte postale relativement rare a été mise en vente récemment et acquise par un collectionneur qui a attiré mon attention dessus. Comme très souvent, le texte au revers paraît d'une importance bien relative : un simple message de voeux de bonne année (1913) adressés par deux sérifontainoises à une parisienne qui devait avoir une attache à Éragny. De quoi exciter ma curiosité...
Jeunes filles à marier
Commençons (vice d'historien?) par le texte.
Le message principal est signé par Lucienne-Claudine Fortier, née le 18 juin 1892. Son père, Louis-Théophile Fortier, était chaufournier et sa mère, Lucie-Germaine Filleux, était ménagère. On note l'écriture soignée de cette jeune fille de 20 ans, quelques (rares) défaillances orthographiques et la classique banalité de ses propos.
L'inscription à tête-bêche portée par sa soeur ainée est plus amusante. Emma, née le 6 juin 1890, a deux ans de plus que Lucienne. Elle a surtout un mari, un sérifontainois de 25 ans, ouvrier à l'usine, qu'elle vient d'épouser quelques mois plus tôt : Alfred-Narcisse Auzoux, lui-même fils d'un ouvrier de l'usine. Et donc, sans doute par taquinerie, après un petit message (en angle) pour présenter banalement ses voeux, elle en ajoute un second, qui laisserait presque penser que le patriarcat dont on parle tant désormais n'était pas alors un sujet de grande crainte :
Leur amie Hélène Mérard est née en 1891 à Beauvais et son le père, après avoir été limonadier dans cette ville vit désormais retraité à Eragny-sur-Epte. Depuis quand et comment sont-elles devenues amies, je l'ignore.
La guerre retarde les mariages quand il ne les brise pas. La paix revenue, Lucienne épouse le 29 janvier 1919 à Sérifontaine Léon-Charles Billot, un natif du Jura plus jeune qu'elle d'un an et dont le père était "ouvrier en fer".
Hélène qui avait sensiblement le même âge que les deux sœurs Fortier, doit attendre l'âge de 31 ans pour convoler. Elle se marie en décembre 1922, à Vincennes. Ce jour-là, le bon petit mari
annoncé dix ans plus tôt prend l'enviable et élégante figure d'un garde républicain de la caserne parisienne du boulevard Henri IV, le sieur Constant Bigorne, né dans le Pas-de-Calais en 1888.
Destin d'une famille
La guerre n'a pas seulement retardé les mariages. En 1915, André-Robert Fortier (né lui aussi en 1888) soldat de 2ème classe au 128ème régiment d'infanterie meurt prisonnier en Allemagne, au camp de Witenberg. Son nom figure sur notre monument aux morts.
Alfred Auzoux a d'abord été d'abord en sursis d'appel
comme fondeur à la CFM mais la guerre l'a rattrapé et il a servi dans différents corps, dont les zouaves. En 1921, Alfred est surveillant de travaux et Emma vit avec lui dans la cité Sainte-Paule. Il semble qu'il ait ensuite tenu un temps l'Hôtel de l'Ouest (le bâtiment à l'angle de la rue Hacque qui a récemment brûlé).
Le chaufournier Louis-Théophile meurt à Sérifontaine en 1930, à 84 ans. La génération suivante se disperse au cours du 20ème siècle. Le couple Auzoux demeure à Sérifontaine, où Alfred décède en octobre 1959. Emma lui survit jusqu'en mai 1981 et meurt à 91 ans au 11 rue Hacque, chez son gendre Jacques Pithon. On vit vieux dans la famille : le premier enfant d'Alfred et Emma meurt en 2014, en ayant dépassé le siècle et en laissant de très nombreux petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Sa sœur Lucienne est décédée en mars 1972, à Stains, son mari à Pontoise en 1973. Quant à leur amie Hélène Mérard elle est décédée en janvier 1971, à Tergnier, près de La Fère, dans l'Aisne. Son mari l'ancien garde républicain Bigorne est trépassé en 1973, à La Fère.
Une famille devant sa maison
La maison photographiée en 1912 (ou peu de temps avant) est très aisée à identifier. C'est celle que, selon leur âge et l'âge de leurs souvenirs, les sérifontainois appellent la ferme Breemeersch (du nom de ses derniers occupants) ou l'ancienne ferme Gantier (dont les descendants Velu sont toujours sérifontainois) et qui est une partition de l'ancienne ferme Merelle sous le second Empire.
Bref c'est la maison qui fait aujourd'hui l'angle de la rue Ambroise-Croizat et de la 915 et dont on remarque surtout les restes de fresques publicitaires.
Lors du recensement de 1911 (dernière opération avant celle de 1921) les deux parents n'y logeaient plus qu'avec 3 derniers et avec un domestique.
On peut penser que les deux jeunes filles sont Emma et Lucienne. Leurs chapeaux (curieux en ce qui concerne celle qui est toujours en intérieur, mais il faut bien renoncer à considérer ces clichés de jadis comme naturels) leur donnent un air tout ce qu'il y a de bourgeois.
En revanche, leur père, le chaufournier âgé de 65 ou 66 ans doit être l'homme en tenue de travail claire.
La maison des Fortier, sur la nationale, se trouvait à moins de 200 mètres du four à chaux, qui, comme toute cette partie de Sérifontaine et la ferme Mérelle elle-même, appartenait alors à la famille Pallu. Le dernier chaufournier en activité, entre 1953 et 1965, fut George Bréau, dont la famille habitait dans un bâtiment plus récent que l'on voit encore (remanié) au 5 rue de la rue Ambroise-Croizat. On le voit à l'ouvre sur la photo ci-dessous. Sans doute le métier que sa fille décrivait comme un véritable travail de bagnard
avait-il peu changé depuis le temps de Louis-Théophile Fortier.
Reste l'homme à la casquette. Ce pourrait être le beau-père Auzoux, Savinien, âgé de 61 ou 62 ans.
Emma et Lucienne avaient 8 sœurs et frères aînés (dont celui qui est mort pour la France) mais aussi un petit frère, prénommé Théophile, absent de la photographie mais qui va nous permettre d'évoquer les pierres qui veillent
, pour parodier le nom donné à l'un des monuments préhistoriques de Champignolles.
Les pierres qui veillent
Lorsque, après les guerres et les mariages, la famille s'est dispersée, certains enfants ont fait souche à Sérifontaine. Ce fut le cas du petit frère Théophile, qui dans la seconde moitié du 20ème siècle vivait au 13 de la rue Borgnis-Laporte, ce dont plusieurs personnes se souviennent. Tant et si bien que l'on m'a d'abord indiqué cette maison comme étant celle de la carte postale. Il aurait fallu une sacrée transformation !
Mais en regardant bien... le seul argument en faveur de cette piste était la présence de l'une de ces pierres qui paraissent veiller en silence à ce que nul maladroit ne vienne écorner le mur, ces sortes de bornes que l'on nomme chasse-roues, chasse-moyeux, garde-grève mais aussi bouteroue (en Picardie) ou gardeheurt (particulièrement en Normandie). Bien visible sur la carte postale, elle se trouve en évidence sur la maison de la rue Borgnis-Laporte. Or, en allant voir sur place, on voit qu'elle a disparu à l'angle du mur de la rue Ambroise-Croizat. Quand cela ? Peut-être quand on a macadamisé le trottoir, ou bien pour faire entrer une gaine électrique ou autre dans le mur à cet emplacement. D'où venait-elle ? Probablement de la carrière du four à chaux, car aujourd'hui encore l'entrée de la ferme
s'orne de nombreuses pierres délimitant l'allée. Où est-elle passée ? Pas rue Borgnis-Laporte : les deux pierres sont d'évidence assez dissemblables pour ce que l'on en voit.
Mais est-ce par hasard que deux maisons successives de la famille Fortier s'ornèrent de ce chasse-roues qui est loin d'être commun chez nous ? On peut en douter, d'autant que cette pierre se justifiait peut-être moins rue Borgnis-Laporte, même si l'entrée sur rue menait à trois maisons différentes. Aujourd'hui il n'y a aucun autre bouteroue dans cette rue du centre bourg, mais il y en avait jadis au 9 (voir dans les commentaires ci-dessous). Malgré tout, cela, n'était peut-être pas aussi utile qu'à l'angle de la nationale et d'un étroit chemin de terre (ce qu'il était à la fin du 19ème siècle et encore sur les photos aériennes de 1960) desservant les lourdes voitures transportant la chaux et les engrais.
Il n'est cependant pas impossible que Théophile ait gardé quelques souvenirs de jeux d'enfants autour du perchoir qu'offrait cette pierre. Peut-être, alors, a-t-il jugé qu'un tel objet s'imposait et pris dans la carrière une autre pierre pour ce nouveau bouteroue ? Sans doute fut-il le dernier à connaître la réponse. Mais Théophile Fortier est décédé en 1986...
Commentaires
N'hésitez pas à m'envoyer les photographies des bouteroues que vous trouveriez au cours de vos promenades dans Sérifontaine !
Le "bouteroues" du 13 rue Borgnis-Laporte, pouvait avoir une utilité protectrice de cette maison, car l'agencement de l'entrée commune des 3 maisons rendait le passage relativement délicat.
J'ai des bouteroues mais ils ne sont pas en pierres.
(2 rue du Four, ancienne maison du maréchal-ferrant Nossac avant la guerre)
Bonjour,
Ma maison au 9 rue Borgnis Laporte possédait ces pierres de chaque côté du portail. Elles ont été enlevées il y a une trentaine d'année lors de la mise en place d'un portail, mais je les ai toujours !
Bien cordialement
Patrick Fournier