60 - Miracles ?
Par Jacques Favier le lundi, janvier 8 2018, 21:51 - Curiosités, érudition - Lien permanent
J'ai déjà évoqué ici sur ce que George Sand décrit comme « ces générations obscures qui passent sur la terre et n’y laissent point de traces ». Pour retrouver la trace de l'un de ces modestes destins, au bout de deux ou trois générations, il faut un fait divers, un vol, un crime ou ... un miracle !
Curieusement, si on m'a déjà interrogé sur des souterrains, des fantômes, des OVNI, des histoires de filiations inavouées et dont je n'entends pas m'occuper, aucun de mes lecteurs ne m'a jamais interrogé sur le point de savoir s'il y avait eu miracle chez nous.
Pour retrouver la chose, il faut lire les gazettes de jadis. La Muse historique est une gazette écrite en vers, et fondée par un certain Jean Loret au commencement du règne de Louis XIV, durant la période agitée et révolutionnaire de la Fronde.
Pendant 15 ans, de 1650 à 1665, tous les faits remarquables, politiques, littéraires, tous les bruits de ville, toutes les nouvelles étrangères qui ont occupé les esprits ont laissé une trace grâce à ce Jean Loret. Et tout le monde (y compris le jeune roi) lisait sa Gazette.
Or voici ce qu'on trouve dans La Muze historique, durant l'année 1655 :
« Une Fille de Normandie,
Au sortir d’une maladie
Dont elle a receu guérizon,
Par ne sçay quel cas étrange,
D’aliment, quel qu’il soit, ne mange ;
Nuit, ny jour, elle ne prend rien,
Et se porte, pourtant, fort-bien ;
Elle n’en est pas plus débile,
Elle va, vient, void, coud et file,
Parle, entend, saute, danse et rit,
Bref, fait du corps et de l’esprit
Toutes fonctions naturelles,
Mais ne manger point de nouvelles,
Rien (comme est dit) n’entre en son corps,
La Fille est d’auprés de Gizors,
D’un lieu nommé Sérifontaine,
L’histoire est vraye, et non pas vaine ;
Et toute incroyable qu’elle est,
O Lecteurs, croyez, s’il vous plaist,
Que je la tiens d’une personne,
Si noble, si sage et si bonne,
Que, certes, tout ce qu’elle dit
Doit avoir par-tout du crédit. »
S'agirait-il d'un miracle ?
Loret n'écrit pas le mot. Un « miracle » classique serait que la fille en question ne se soit nourrie que de l'eucharistie. Ce sont des choses qui arrivèrent (ou du moins que la ferveur populaire rapporta) particulièrement là où existaient des controverses entre catholiques et protestants réformés. Ces derniers considérant que la communion était un simple symbole sprirituel, les catholiques avaient grand besoin de miracles pour affirmer le caractère miraculeux de la présence réelle dans l'hostie.
Il n'est pas impossible qu'il y ait eu quelque chose comme cela dans cette histoire incroyable, dit Loret, mais vraye. Notons en effet que la chose se produit « au sortir d’une maladie dont elle a receu guérizon » tournure de phrase qui peut évoquer quelque chose de merveilleux. Le texte de Loret, on va le voir, est sans doute exagérément optimiste sur la nature du pénomène.
Le mot miracle est en revanche employé, mais avec des pincettes, par le grand médecin parisien Guy Patin, un contemporain de l'événement, et presque un voisin puisqu'il était né en 1601 à Hodenc-en-Bray. Patin est, un peu comme Loret, une mine inépuisable de potins, et ses "Lettres choisies", écrites entre 1645 et sa mort en 1672, puis largement publiées, connurent un grand succès.
Patin écrit (tV, p130) : « J’ai vu un petit livre en françois, in-4°, fait par un médecin de Beauvais, nommé Mauger, touchant une fille près de Gisors, laquelle ne mangeoit presque rien, & vixit. Mauger même m’a dit que c’étoit une fille fort mélancolique ; mais l’on m’a depuis dit qu’elle étoit morte. D’autres miracles je n’en sais point ; je ne crois que ceux qui sont dans le Nouveau Testament, et c’est assez pour moi ». Notez la prudence : il rapporte un fait qu'il n'a pas vu, la fille ne mange « presque rien » ce qui ne veut pas dire rien. Elle vivait, mais depuis elle est morte.
Bref Guy Patin, prudent, ne conteste pas frontalement la possibilité des miracles, mais pour celui-ci le docteur Patin évite de se prononcer... Au fond, il ne s’agit peut-être que d’un cas médical tragiquement banal ?
Il me parut évident que je devrais consulter le petit livre du docteur Mauger. Mais nulle trace nulle part, même au catalogue de la Bibliothèque nationale de France : le dépôt légal avait pourtant été instauré 120 ans plus tôt...
En revanche je découvris que la BnF conservait une Lettre d’un docteur en médecine à son ami sur le sujet d’une fille proche de Gisors, qui n’a ni bu ni mangé pendant trois mois et demi. Ladite lettre, signée anonymement "DQ", pouvait évoquer ou critiquer le diagnostic de Mauger...
Le document, qui fait 20 pages, commence par un court exposé des faits. On y apprend enfin le nom de la fille, qui s'appelait Jeanne Benoit. Vivait-elle à Sérifontaine (ou bien le mot n'a-t-il été employé par Loret que pour faire la rime, comme Normandie et maladie?) ou bien à Flavacourt, ce qui est plus probable : elle est dite native de la ferme du Pré.
Je laisse mon lecteur lire ici la description physique de cette pauvre fille d'une petite quinzaine d'années qui, en juillet 1654, cessa de s'alimenter... pour ne plus se nourrir durant 6 mois que de cidre, ce qui la plongea en grande langueur.
Puis elle cessa toute alimentation durant trois mois et demi, ce qui parut améliorer son teint et son allure. Ceci ne plaide pas à nos yeux pour le régime "tout-cidre" mais faisait croire aux bonnes gens qu'il y avait du miraculeux et du Divin en cette fille. L'auteur se méfie clairement des bonnes gens et souligne qu'il n' y a d'autres garants que des Villageois qui se plaisent à nourrir leur superstition par ces sortes d'histoires qu'ils croyent être miraculeuses.
En même temps, il ne doute pas entièrement de son récit car il en a été confirmé par Monsieur le Curé de Flavacourt qui en a vue une partie de ses yeux et qui est d'autant plus croyable en cette occasion qu'il est très scavant en Medecine.
Sur la foi de quoi, le mystérieux "DQ" se lance dans les 17 pages suivantes dans des explications où se mêlent d'autres cas semblables (une fille de Spire en 1542, une fille de Confoulent en Poitou en 1599), beaucoup de médecine d'Hippocrate ce divin interprète de la nature, un vague soupçon de possession diabolique chez ces étranges abstinentes et quelques évocations des exploits de saints jeûneurs malgré ce que la juxtaposition de ces deux dernières hypothèses a pour nous de loufoque. Au bout de 20 pages, on n'a plus les idées très claires... Jeanne Benoit était-elle anorexique ? ou souffrait-elle de quelque mal l'empêchant d'ingérer ?
Avec l'esprit scientifique, les miracles ont-ils disparu, comme on le croit fièrement, ou bien ont-ils seulement changé de nature ?
Un de mes lecteurs érudits (disons un qui passe de longues heures à la BnF...) a trouvé Dieu (!) sait comment un témoignage amusant sur un cas d'anémie à Sérifontaine, cette fois en 1914. La chose est relatée, de façon assez intrigante, dans un entrefilet publié par L'Indépendant de Mostaghanem. Il s'agit en fait d'un contenu publicitaire, sans doute largement diffusé dans de nombreux journaux à l'époque, et pas seulement en Algérie !
Une demoiselle Léone Thierry de Sérifontaine nous livre son témoignage : « Depuis longtemps j'étais minée par l'anémie. J'avais mauvaise mine, j'étais toujours fatiguée et je ne mangeais presque plus. J'étais si faible, si vite oppressée, que je devais m'arrêter, pour reprendre haleine, toutes les trois ou quatre marches d'un escalier. Je ne pouvait pas marcher un peu vite. J'étais de suite arrêtée par les points de côté. J'ai pris divers remèdes sans constater d'amélioration. Une personne guérie par les Pilules Pink m'a conseillé de les prendre. Les Pilules Pink m'ont fait beaucoup de bien et après quelques semaines de traitement, il ne restait plus trace de ma maladie».
Que contenaient ces miraculeuses pilules ? Du sulfate de fer et de magnesium, ce qui ne pouvait que faire du bien à des personnes anémiées. Les « Pilules Pink pour Personnes Pâles » étaient une invention anglaise (« Pink Pills for Pale People ») due au docteur William Frederick Jackson, médecin de Brockville, en 1886. Elles furent vendues en France à partir de 1893.
Toujours méfiant, j'ai quand même vérifié que Léone Thierry exisait bien, craignant que la publicité n'ait pioché le nom de famille dans quelque Bottin. Et j'ai bien trouvé une Léone Louise Thierry née à Sérifontaine le 9 février 1897, fille de Constant Valentin Justin Thierry, ouvrier de l’usine né le 21 mars 1868 à Amécourt et d'Héloïse Hyacinthe Demartin, ouvrière de l’usine née à Sérifontaine le 16 mai 1874. Ils s’étaient mariés le 7 avril 1894. Le père du marié, donc le grand père de Léone, s’appelait Achille Théophile Valentin Thierry et il était également ouvrier à l’usine, son épouse était née Raimbert et ils vivaient à Amécourt.
En 1919, après la guerre, Léone a épousé René Blot, un natif de Chars dont les parents habitaient alors à Sérifontaine. René Blot était boucher mais "actuellement aux armées". Il était toujours boucher en 1920 quand naquit leur fille Simone. Ensuite il devint ouvrier à Sérifontaine, comme son propre père. Leur fille se maria après la guerre suivante, à Neuilly-sur-Seine.
Le sulfate de fer aurait-il été utile 260 ans plus tôt à Jeanne Benoit ? C'est peu probable, car il semble que son mal ait dépassé la simple anémie ; mais on ne le saura jamais. Pas davantage que Patin, je ne sais quand elle est morte : les registres des curés de Flavacourt comme de Sérifontaine manquent pour ces années là...
Ce qui nous ramène aux moroses considérations que fait George Sand sur la vie obscure des petites gens... Quant aux scavants, on les retrouve toujours, eux ! Le curé de Flavacourt s'appelait Charles Boudin et le mystérieux DQ s'appelait... Devine Qui ? Eh bien, Mauger, bien sûr, ce que l'on apprend si l'on fouille un ouvrage publié à Amsterdam en 1725 et dont le tome V s'intéresse aux "déguisements des auteurs". Il me reste à en informer la BnF, j'aurai enrichi son catalogue. Miracle !