47 - L'Epte, entre nature et industrie

J’ai déjà beaucoup écrit sur l’Epte, une frontière pas si naturelle mais persistante, et qui nous vaut aujourd'hui d'être dans la région de Lille et non dans celle de Rouen.

Au moment où la Municipalité envisage de traiter le problème du site de Saint-Victor j'ai pensé qu'il était bon de rappeler que l'Epte est d'abord notre rivière. Une rivière dont des cartes postales datant d'il y a un siècle rappellent qu'elle fut jadis bucolique même à Sérifontaine et même si les interventions humaines sur son cours sont anciennes parce que cette rivière qu'un poète médiéval qualifiait d'utile a souvent été porteuse de projets et d'identité pour notre commune.

Ce billet doit évidemment beaucoup aux savants travaux de Monsieur Jérôme Vrel, dont on peu voir par ailleurs la récente conférence sur Amécourt et Talmontiers, villages au bord de l'Epte.

paysage

L'Epte possède grâce à son vaste bassin un débit constant et permanent. Elle ne fut gelée que deux mois durant l'hiver 1794-1795, elle ne tarit que rarement, comme en juillet et aout 1859. Elle sort plutôt de son lit comme en janvier 1881. Il y a eu des crues, avec inondations de Gisors en 1840 et 1842, puis le 25 janvier 1910 où plus de la moitié de la ville fut inondée, encore une crue en 1925.

un débordement au début du 20ème siècle

A chaque fois, la route entre Sérifontaine et Gisors court le long d’un immense lac. L’Epte peut être dangereuse, et n’a pas forcément bonne réputation : il lui faut dit-on un mort chaque année. Au niveau du manoir des brumes (ancien manoir Sainte Geneviève) il se passe certaines nuits des choses surnaturelles…

Avant la révolution, seuls les seigneurs (nobles ou abbayes) pouvaient y établir des moulins, qui avaient des fonctions liées à l’agriculture. Si celui de Gueulancourt à l’entrée de Talmontiers servait au 17ème siècle pour l'huile, la richesse céréalière du Vexin et la demande croissante de boulangerie de la région parisienne faisaient de la meunerie à blé l'activité dominante, avec les moulins à tan (ou chamoiserie) pour les peaux, sous-produit là aussi de l'élevage. A la veille de la Révolution, les moulins de notre région avaient différentes destinations : le blé, le cuir, l’huile, le foulage (finissage des draps), la forge, le papier. Les propriétaires jouissaient également de divers droits dont celui de pêche.

La révolution libéra les entrepreneurs des contraintes féodales. Soudain, les moulins se multiplièrent. Six nouveaux moulins furent construits entre celui de Bouchevilliers, en passant par Guerquesalle, Sérifontaine et Gisors. Tant et si bien qu’ils furent jugés trop nombreux sur la vallée. En 1809 le canton du Coudray possédait 20 moulins, 17 à eau et 3 à vent Le préfet de l'Oise écrivait: la moitié des moulins actuellement existants se trouvent et doit se trouver habituellement sans occupation. (…) les moulins d'ailleurs trop rapprochés sur le même cours d'eau s'entravent réciproquement et se nuisent à un tel point que plusieurs sont, ou inondés, ou privés d'eau au gré des moulins supérieurs ou inférieurs d'où naît entre les meuniers un sujet perpétuel de plaintes et de rixes.

Car l'eau de l'Epte n'est pas seulement motrice, elle est poissonneuse, et célébrée comme telle dès le 12ème siècle. Jusqu'au 19ème siècle, à côté des moulins on trouvait des pêcheries dont celle de Gueulancourt qui subsistait en 1842.

un pécheur

Les pêcheries installées par les moulins sont stigmatisées pour les nuisances qu’elles occasionnent sur le milieu naturel. Une pêcherie, on dit aussi vivier ou clayer est souvent installée derrière les vannes et amène un complément de revenu au meunier. C’est une sorte de cube dont le fond est fait de barreaux qui retiennent les poissons prisonniers, tout en laissant passer l'eau. Un grand nombre de ces pêcheries seront démontées au 19ème siècle, car comme l’expliquait alors un ingénieur, elles constituent des engins de pêche qui ont puissamment contribué au dépeuplement des rivières, et à ce point de vue il convient qu'elles soient partout supprimées.

Les éléments d’archives parlent bien des pêcheries installées derrières les vannes, mais ne mentionnent que rarement le noms de poissons. Mais nous disposons du témoignage de Victor Patte, à la fin du second Empire : les eaux de l’Epte sont fort poissonneuses ; on y pêche des anguilles, des écrevisses et surtout des truites saumonées dont la chair est des plus savoureuse (…) plaisir que ne pourront bientôt plus goûter les gourmets, si les industriels qui ont des usines sur ce cours d’eau continuent, comme à l’envi les uns des autres, d’y laisser déverser des acides qui détruisent quelquefois d’un seul coup des milliers de poissons !

un vannage en amont de Sérifontaine

L’essor de tous ces moulins a contribué à changer le cours de l’Epte, dans son débit, dans sa pente, comme dans son cours. Pour créer un moulin à eau la rivière doit avoir un débit suffisant. L'Epte, à cause de sa faible pente, nécessite donc la construction de barrages et de canaux qui montent progressivement l'eau depuis plusieurs centaines de mètres en amont pour ménager une chute d'eau suffisante. Pour ce faire, le cours d'eau a parfois dû être dévié et un bras artificiel de rivière creusé.

un vannage en aval de Sérifontaine

L'Epte présente encore des bras artificiels et notamment à Sérifontaine au niveau de l'usine Saint-Victor puis de l'ancienne usine Sainte-Marie. A Gisors il y a le canal aux tanneurs et le ruisseau Picard. Ces canaux rectilignes sont encore bien visibles en amont des chutes d'eau.

Ainsi, l’Epte n’est pas une simple rivière ni une vallée parmi d’autres. Façonnée par l’homme et ses moulins, elle est une page, voire un livre d’histoire qu'il faut à la fois entretenir et étudier.

Quelle place pour l'Epte au 21ème siècle?

Commentaires

1. Le dimanche, janvier 3 2016, 10:37 par Jacques Giraud

Je suis toujours trés intéréssé pas l'histoire de Sérifontaine. A-t-on une idée de la date de construction du bras artificiel (ce que tout le monde nomme le canal) travessant l'usine Saint-Victor ?

2. Le dimanche, janvier 3 2016, 11:06 par Jacques Bucki

Merci Jacques,

 C’est toujours avec un grand plaisir que je vous lis et je vous sais gré de nous faire avec tant de détails et de richesse historique nous faire découvrir un village dont aujourd’hui je peux enfin dire que grâce à vous je commence à le connaître….

J’en profite pour vous présenter mes meilleurs vœux, à vous et tous ceux qui vous sont chers mais aussi à tous les habitants de Sérifontaine, village que j’ai toujours dans mon cœur.

Amicalement.

Jacques 

 

Jacques BUCKI

Membre de la Commission Nationale de la Transition Energétique.

3. Le mardi, janvier 5 2016, 17:18 par Jérome Vrel
(Pour répondre à Jacques Giraud)
En 1050, Hugues, duc de Normandie, donne à l'abbaye de Saint-Evroult, le moutiers de Sérifontaine avec le tiers de la dîme. Le moulin existait probablement déjà à cette époque. Dans une confirmation de biens par Hugues d'Amiens à l'archevêque de Rouen, en 1163, le moulin Saint-Victor est cité : in molendino de Serisfonte. Depuis le moulin a toujours été rattaché à la seigneurie de Sérifontaine. Son appellation typiquement monastique de moulin Saint-Victor n'est pas le fruit du hasard... 
Quant au bras artificiel du moulin Saint -Victor (ou plutôt le canal d'amenée) il date selon moi de l'origine du moulin  (1050 ? ) et permet d'élever le niveau d'eau au moulin et donc d'augmenter la chute d'eau et la puissance du moulin. Mais ce bras a dû être augmenté en élévation et en volume et canalisé pour donner toujours plus de puissance au début du 19ème siécle avec la création de l'usine du général d'Arlincourt.
Jérôme Vrel
4. Le mardi, janvier 5 2016, 18:42 par Jacques Giraud

Merci à Jérôme Vrel pour les détails concernant le canal traversant l'usine Saint Victor. Je pensais que ce canal éxistait lors de la création de l'usine du général d'Arlincourt, mais pas depuis 10 siècles.
Je présente mes voeux à tous pour cette nouvelle année.

5. Le lundi, février 1 2016, 19:38 par Christian Velu

Moi qui ai connu plusieurs crues de cette rivière; j'ai remarqué que la rivière sortait brutalement de son lit pour souvent le retrouver peu de temps après et je pense que l'on pourrait anticiper le phénomène pour en atténuer les effets.  Dès que les  précipitations deviennent importantes on devrait ouvrir les vannes vers Gournay, puis en aval, de façon à  vider un peu le lit de la rivière, et je pense que beaucoup de crues auraient pu être évitées voire minimisées . mais là il faudrait une bonne coordination des communes entre elles. A voir.

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