29 - Fortune et misère : Jehannette, Jehanne et le Roi
Par Jacques Favier le dimanche, février 9 2014, 13:23 - Curiosités, érudition - Lien permanent
Le récit ( billet précédent) par un chroniqueur castillan de la vie luxueuse et raffinée que l'on menait à Sérifontaine du temps de Renaud de Trie et de la jeune et belle Jeanne de Bellengues peut donner le sentiment d'être enjolivé. On va revenir à ce temps glorieux de notre commune, mais par un chemin plus terre à terre, en nous intéressant au geste malheureux d'une povre jeune femme cousturière de linge employée de la jeune Dame de Sérifontaine.
Un jour de 1394 ou 1395, Jehannette, femme d'un certain Simon des Patiz, se rend au château pour ouvrer de son dit mestier. Ce jour-là, Jehanette voit l'une des servantes ouvrir un coffre dans la chambre de la jeune Dame et oublier de le refermer. Alors meue de convoitise la pauvrette succombe à la tentation.
Et on imagine bien ladite tentation quand on lit ce que Jehannette va dérober dans le coffre de Jehanne de Bellengues, qui vient juste d'épouser le riche (et vieux) Renaud de Trie : cent onze escus d’or, un mordant d’argent à luire, le bout d’une sainture d’argent, une petite affique d’or, un po de menues perles enveloppées plus diverses babioles.
Commençons par les babioles. La ceinture d'argent est évidemment une parure de fête.L'affique est une petite broche, un insigne. A motif religieux lorsque la mode apparaît au 12ème siècle, elle est profane au 14 ème. Le Musée de Cluny en conserve qui nous montrent le goût galant de la classe sociale à laquelle appartient Jehanne de Bellengues.
L'écu, frappé une première fois sous le règne de saint Louis, cent trente ans plus tôt, est une pièce en or promise à un long destin. Ceux que Jehanette des Patiz dérobe en 1395 ont pu être frappés sous le règne de Philippe VI de Valois entre 1328 et 1350. Ce sont des écus dits à la chaise car le roi y est figuré trônant; ils pèsent 4,53 grammes. Plus probablement ce sont des écus de Charles VI, dits à la couronne, frappés à partir de 1385 et pesant 3,95 grammes.
Au cours actuel de l'or, cela ferait un peu moins de 15.000 euros, mais son pouvoir d'achat devait alors être très supérieur. Pour Jehanette c'est sans doute bien plus d'une vie serrée furtivement dans son tablier.
Mais on ne refait pas sa vie ainsi, et il était fatal que certain temps après le dit cas avenu, ycelle Jehannette des Patiz pour le souspecon d’icelui cas ait esté prise. Et mise en prison à Gisors.
Sans doute la malheureuse sérifontainoise y a-t-elle laissé moins de trace sur les murs que l'énigmatique (et inexistant?) prisonnier de la Tour. Elle a pourtant laissé sa trace dans les Archives. Je dois à Monsieur Bruno Nardeux, déjà cité sur ce site (et derechef remercié!) de m'avoir indiqué la chose qui avait attiré son attention lors du dépouillement d'un fonds d'actes royaux.
Un an plus tard en effet, les patrons de Jehanette estiment que la malheureuse a assez souffert. Est-ce le souci de leurs propres âmes pécheresses? Ou bien un peu de contrainte sociale dans le tout petit monde des petites gens du château? On ne le saura jamais. Mais Renaud de Trie intercède auprès de Charles VI.
Dans les registres du Trésor des Chartes, on lit donc que nous avons receu la supplicacion de nostre amé et féal chevalier, conseiller et chambellan Regnault de Trye et de Jehanne de Bellangues sa femme. Le roi juge que Jehannette est encores detenue et y a desja esté grant espace de temps en grant povreté et misère et est pour ce en aventure de briefment et honteusement. Elle a restitué les objets dérobés. Elle est bien jeune. En décembre 1395, le roi donne une lettre de rémission, qui pardonne et libère.
( © Archives Nationales (France), JJ 148, n°315, en langue française pour les courageux...)
Il ne s'agit pas d'une grâce qui épargne seulement à un condamné son châtiment (droit régalien toujours détenu en France par le Président de la République), ni d'une amnistie qui impose l'oubli d'une faute (par la force d'une loi qui doit être votée par le Parlement). La rémission est d'une nature plus profonde, qui fait signe vers la dimension sacrée du pouvoir royal. Le roi, source de toute justice dans son royaume, peut exercer lui-même son rôle de juge (on parle de justice retenue), gracier ou amnistier. Mais une lettre de rémission est un acte par lequel, arrêtant le cours de la justice, il accorde son pardon à la suite d’un crime ou d’un délit.
Que nous apprend ce document? D'abord que les témoins, sans doute, et la justice du roi semblablement, appellent Jehanne la Dame de Sérifontaine et Jehannette sa servante. Or il n'y a pas de sainte Jehannette au calendrier chrétien. Dire et écrire Jehannette, c'est sans doute dire qu'une servante est, même en justice, un être de second ordre.
Quant au patronyme des patiz c'est à dire des pâturages, il tient du sobriquet. Ces gens-là vivent grâce au droit de pâture. Pour les petites gens c'est un droit sacré, pour les possédants, c'est sans doute perçu comme une rapine tolérée. En 1341 les habitants de Flavacourt avaient, depuis un temps déjà immémorial, un droit de libre pâturage dans la forêt de Thelle. Mathieu de Trie, le père de Renaud, le leur avait confirmé cette année-là : comme les habitants des villes de Flavacourt et de Boutencourt fussent et soyent en possession et saisyne de si longtemps que mémoire n'est du contraire, de pasturer et faire pasturer leurs vaches et leurs pourceaux en toutte la forest de Thelle .... A Thierceville aussi existait un semblable droit de pâture, mais ici il était dû au roi lui-même, qui l'avait confirmé en 1306.
Venons-en au châtiment. La lettre de rémission ne dit pas par qui Jehannette des Patiz fut condamnée. A moins que Jehannette n'ait été arrêtée et confondue à Gisors, chez le roi, c'est en toute logique par Renaud de Trie lui-même (ou en son nom) car il détenait sur ses terres la moyenne justice, compétente pour les vols. En revanche, la peine prononcée, le roi peut toujours faire grâce ou remettre et pardonner.
Une chose mérite d'être soulignée : nul ne sait à quelle peine Jehanette avait été condamnée. L'acte royal ne juge pas même utile de le préciser, tout juste est-il dit que la peine a suffisamment duré. En réalité les peines étaient très dures, l'emprisonnement long, discrétionnaire. La pratique de la rémission fonde ainsi la figure d'un roi-père qui pardonne les fautes de ses enfants, lorsque tel est son bon plaisir.
Quelque soit la proximité de Renaud de Trie avec le roi, la lettre de rémission en faveur de Jehanette n'a rien d'exceptionnel, et cette pratique existait depuis le début du quatorzième siècle. Mais elle illustre bien la construction de la figure royale et l'établissement d'un lien direct, par dessus la société féodale, entre le roi et son peuple. Lien trouble (car le roi, bien sûr, se soucie peu de Jehannette) mais puissant : Jehannette sortie de sa prison alla sans doute se confondre à genoux devant Jehanne, mais c'est au roi lui-même, au roi de France sacré à Reims, que la povre jeune femme cousturière de linge de Sérifontaine devait sa liberté et son pardon.
le sceau de Charles VI (© cliché BNF)
Commentaires
Je viens de lire votre papier. C'est fort bien présenté et remarquablement écrit et commenté. J'en profite pour vous transmettre un petit scoop sur Madame l'admirale comme elle est parfois désignée dans les archives de son temps. Son tailleur qui s'appelait Maciot demeurait à Saint-Denis le Ferment.
Un tailleur qui devait faire du beau travail puisque j'ai trouvé trace dans les comptes d'Isabeau de Bavière de deux messages adressés à ce tailleur. Dans le premier envoyé le 10 janvier 1399, la reine s'adresse au tailleur de Madame l'admirale à St Denis de Fermant (sic) et dans le second daté du 20 octobre 1405, Isabeau envoye "quérir " à Saint Denis de Serment (resic), un certain Maciot qu'elle appelle désormais son tailleur.
BN
Merci cher ami, vous êtes une mine de renseignements! Rien ne vous échape entre l'Epte et la forêt de Lyons!
JF
A ceux que le mécanisme même de la lettre de rémission intéresserait, je signale une réflexion intéressante sur ce que les médiévistes ont repéré comme une nouvelle modalité de gouvernent à la fin du Moyen-Âge: le gouvernement par la grâce. Cela se trouve en pages 316-317 du passionnant essai publié en 2012 par Jacques Dalarun, sous le titre Gouverner c'est servir, essai de démocratie médiévale.
JF
Bonjour,
Tout d’abord merci pour cet explication, très intéressante.
Par ailleurs, quelqu’un saurait-il où je pourrai trouver une transcription en français d’aujourd’hui de cette lettre de rémission ?
Vous en remerciant par avance.
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Je vous envoie ce que j'ai par mail