86 - Un sérifontainois dans la « semaine sanglante » de 1871

Un détail, dans la liste inscrite sur le monument de 1891 (mon précédent billet) avait tiré mon regard de longue date : un mort à Paris en 1871 dans les jours qui ont suivi cette semaine sanglante qui conclut tragiquement la Commune et dont on a commémoré (et si peu, d'ailleurs !) les 150 ans ces derniers jours.

Il m'était toujours apparu infiniment peu probable qu'il s'agisse d'un  fédéré  fusillé dans les journées qui suivirent la fin de l'insurrection. Imagine-t-on ceux qui organisèrent en 1891 le chahut décrit dans mon billet précédent, ne pas crier au scandale si l'on avait célébré la mémoire d'un communard ? Imagine-t-on inversement qu'un héros de la Commune de Paris n'aurait pas été célébré à partir de 1919 par la municipalité, quand le monument de 1891 était encore bien visible devant l'église et sachant combien le PCF tenait à raccrocher son histoire à cet épisode révolutionnaire ?

Il était donc pour moi évident qu'Eugène Isaac était mort sous l'uniforme, non parmi les 877 tués du 22 au 28 mai, mais parmi les agonisants des semaines suivantes. Il y avait eu, en effet, 6 454 blessés sans compter les 183 disparus , tous malheureux instruments d'une politique qui leur échappait. Aucune base de données ne les recense de façon exhaustive.

Je me suis donc mis en quête de son court et triste destin, pour pouvoir en faire mémoire 150 ans après sa mort. J'ai été aidé in fine par le Père Jacques Benoist, que je tiens à remercier dès l'introduction.

Sérifontaine en marge des événements ?

Pour retracer, d'abord, ce que furent les événements dans le Vexin à partir de la déroute de Sedan le 2 septembre 1870, on dispose de très nombreuses sources : maires, magistrats, officiers ou historiens du temps ont laissé leur témoignage. Le changement de régime politique n'était pas le premier du siècle. Le Maire, à Sérifontaine, était le sieur Biquelle, ni vraiment bonapartiste, ni vraiment républicain sans doute. La grande affaire n'était pas la République, encore peu assurée, mais la Guerre que l'on n'avait pas vue depuis plus d'un demi-siècle.

Si à Sérifontaine Jean Boyer (élu maire en 1892) tirait fierté d'avoir été dans sa jeunesse un combattant franc tireur, la plupart des témoignages laissent penser qu'il y eut plutôt, de la part des paysans du Vexin, une crainte silencieuse de tout ce qui pouvait menacer leur sécurité et leur foyer, et peut-être plus encore de ces francs-tireurs dont on redoutait les déprédations.

Quelques audacieuses tentatives de résistance face à l’ennemi, comme à Bazincourt, provoquèrent en outre des réactions encore plus hostiles de sa part, d'autant que le sort des occupants n'était pas forcément très agréable non plus. Le sous-préfet Dehais, aux Andelys, notait que les prussiens étaient mal nourris et à Gisors, on vit un jeune aristocrate prussien faire même la vaisselle à l’Ecu dans l’espoir de compléter sa ration.

Pour achever le tableau des désolations, il faut ajouter que l'occupation allemande amena le typhus contagieux des bêtes à cornes. La grande affaire fut donc surtout le départ des occupants. Et pour cela il fallait plutôt faire confiance au gouvernement que de s'interroger sur sa nature !

À Sérifontaine, je ne serais donc pas étonné que l'on ait surtout parlé des 7.443 francs d'impôts prélevés sur le bourg par les autorités d'occupation, outre les 15.970 francs de réquisitions en bestiaux et denrées diverses. Pour le reste notre commune, déjà partiellement ouvrière, a-t-elle réagi autrement que les bourgs plus ruraux ? Bien des zones d’ombre demeurent, mais Victor Patte, qui connaissait parfaitement Sérifontaine par ailleurs (comme amateur de préhistoire) ne souffle pas un mot à ce sujet qui puisse nous faire penser à quelque sursaut que ce soit.

La semaine sanglante, un événement parisien ?

Balzac l'avait déjà écrit : Si tout arrive à Paris, tout passe en province : là, ni relief, ni saillie ; mais là, des drames dans le silence  . Dire de la Commune de Paris qu'elle fut perçue comme un événement parisien ne vise donc pas à en minimiser la portée, mais à la situer par rapport à Sérifontaine, bourg encore rural, tout en étant assez proche de Paris. Qu'un sérifontainois y ait été tragiquement mêlé tient du hasard, et d'une forme de fatalité.

Eugène-Alexis Isaac était né le 4 janvier 1849 à Saint-Maurice, hameau de Gaillefontaine. Il était le fils aîné d’Alexis Isaac, cantonnier né en novembre 1816 à Beaussault (une vingtaine de kilomètres au nord de Forges-les-eaux) et d’une ménagère nommée Marie-Euphémie Prévost, épousée en juin 1844 à Fry. La famille Isaac, catholique, était établie autour de Neufchâtel depuis au moins le début du règne de Louis XIV.

Lors de son mariage, Alexis avait signé d'une écriture extrêmement maladroite, et en 1845, à la naissance de leur fille aînée Euphémie à Mésangueville, près d'Hodeng-Hodenger, il déclarait ne pas savoir signer. Il le fit pourtant en 1849, d'une écriture plus ferme. Avait-il appris ?

un cantonier en seine maritime.jpg, mai 2021 (cantonnier dans un village de Seine-Inférieure, quelques années plus tard)

J'ignore où vécut sa famille ensuite, avant d'arriver à Sérifontaine, où elle se fixa avant le recensement de 1856, dans le bas de la rue Parmentier, avec leurs deux aînés, Euphémie et Eugène-Alexis, et le vieux Jean-Baptiste Isaac de 74 ans, le père d'Alexis. A noter que l'oncle Théodule, frère cadet d'Alexis, s'était fixé à Sérifontaine quelques années plus tôt, et qu'il y a fait souche plus durable que celle de son aîné. L'un de ses petits-fils, Léon Isaac, est mort pour la France en 1916, dans la Somme.

Chez Alexis, trois filles vont naître à Sérifontaine, Marie-Alexandrine en septembre 1857, Eugénie en octobre 1859 puis Florida en mai 1863. Alexis est alors journalier. Au recensement de 1861, la famille est installée dans une maison de la rue de Gisors.

Au recensement de 1866 la famille d'Alexis, qui est redevenu cantonnier, vit toujours rue de Gisors, avec 4 enfants : Eugène-Alexis qui à 17 ans est usinier et trois filles, Marie (devenue Marie-Alphonsine) 9 ans, Alice (Eugénie ?) 6 ans et Florida 3 ans. Il y a aussi chez eux une enfant pris « en nourrice ». La fille aînée, Euphémie, qui a alors 21 ans, ne vit plus avec ses parents : en 1860, âgé de quinze ans et demi elle avait épousé un journalier de Talmontiers, Jean-Baptiste Matran.

Après la mort d'Eugène-Alexis en 1871, la famille (sauf le couple Matran) reste fixée à Sérifontaine. Alexis est à son tour devenu usinier. Alice, qui a 17 ans, vit chez ses parents avec sa fille Berthe de 1 ans. Florida qui a 13 ans, vit dans une famille de Sérifontaine où elle est placée comme domestique. Elle va mourir à 30 ans en laissant trois enfants. Marie-Alphonsine épouse en 1875 un garçon de Saint-Pierre-ès-Champs. En janvier 1880, l'un des enfants de Florida reçut les prénoms d'Alexis-Eugène, peut-être en souvenir du mort de 1871.

Alexis meurt à Sérifontaine trois ans après l'inauguration du monument où fut gravé le nom de son fils. Euphémie, la mère d'Eugène meurt en 1901.

Voilà, au total, le destin triste et presque miséreux d'une famille de ruraux sans terre arrivés à Sérifontaine pour continuer de servir les autres. Une famille qui n'a peut-être pas marqué très fort la mémoire des gens mieux installés.

Cette famille n'apparait dans les dédommagés après 1873 que sur une seule ligne, pour les deux frères Alexis et Théodule, à hauteur de 11 francs et 20 centimes  relative au logement et à la nourriture des troupes  . Cette somme leur fut-elle même réellement versée ? Je l'ignore. Sur les 100 millions prévus par la loi du 6 septembre 1871, une somme de 1400 francs fut attribuée à Sérifontaine, et répartie entre 31 habitants seulement, pour des sommes allant de 2411 à 20 francs. Le Maire, Biquelle, et les patrons de l'usine, les fils de Rolland et Secrétan y figuraient en bonne place.

Pourtant, en 1891, le nom d'Eugène Isaac est glorieusement compté comme mort pour la Patrie et il me restait à élucider le point délicat de savoir comment, et de quel côté des barricades il était mort, même si la date de cette mort, en juin, était bien postérieure à la dernière journée de la semaine sanglante, le 28 mai.

Voici ce que j'ai pu reconstituer de la triste fin de ce pauvre garçon.

Le 21 février 1870, avec 9 camarades de la  classe 69  de Sérifontaine, il est arrivé à Beauvais, peut-être avec un drapeau comme ça se faisait quelques années plus tard. Ils étaient 82 présents dès 9 heures et demi, venus de toutes les communes du canton du Coudray. Par exception, Monsieur le Préfet étant empêché, c'est son Secrétaire Général, le comte de Loverdo, qui a procédé aux opérations.

Eugène Isaac est le 45ème ce matin là. On dresse son portrait sommaire : 1m60, cheveux et sourcils châtains, yeux bruns, front découvert, nez long, bouche grande. Plusieurs médecins sont impliqués, dont le médecin-major du 62ème de ligne, le dr. Dujardin-Beaumetz : l'empereur ne voulait ni crétins, ni débiles sous ses drapeaux, mais il fallait contrôler les dires de ceux qui tentaient ainsi de couper au service. Ce moment pratiquement inimaginable pour les jeunes d'aujourd'hui, fit partie de la mythologie masculine durant largement plus d'un siècle !

Sous le matricule 818, on a porté la mention terrible  BON . Au tirage au sort il a eu un numéro fatal. Il est probable que cela a privé sa famille de la somme qu'un plus riche lui aurait payée pour signer le document dit  arrangement administratif s'il avait eu un bon numéro à revendre. De toutes façons, sa condition sociale le condamnait aux terribles 5 ans.

Eugène Isaac est  mis en route (c'est à dire incorporé) le 12 août 1870 et dirigé vers le 23ème régiment d’infanterie, sans doute vers Douai où se trouve le 2ème bataillon de chasseurs à pieds, créé en 1840.

Au début de la guerre, en juillet 1870, ce 2ème bataillon fut transporté par le fer jusqu'au front où son sort ne fut guère différent des autres. En octobre Eugène Isaac a dû se retrouver prisonnier des prussiens. L'armistice du 28 janvier 1871 vint mettre fin aux hostilités. Pendant l'armistice, le 2ème bataillon fut transporté par mer de Dunkerque à Cherbourg, d'où il se rendit à Coutances puis à Saint-Lô.

Puis, le 8 mars, il s'embarqua en chemin de fer pour Paris, où il devait prendre part à la répression de l'insurrection. C'était une armée de plus de 120.000 hommes. Eugène Isaac et son 2ème bataillon fut rattaché au premier corps d'armée (sous les ordres du général Ladmirault), 2ème division (général de Laveaucoupet) 2ème brigade (général Hanrion). Les deux premiers partagent la double caractéristique d'être des fils d'aristocrates émigrés et d'avoir été fraichement libérés, pour l'occasion, alors qu'ils avaient été faits prisonniers par suite de la honteuse capitulation de Bazaine.

les generaux.jpg, mai 2021

Je ne sais quand Eugène-Alexis a reçu le coup fatal, sans nul doute entre le 22 et le 28 mai, sauf à ce qu'un communard plus farouche ait poursuivi un combat désespéré après cette date. De ce fait on ignore s'il a donné la mort avant de la recevoir, ou ce qu'il a pu voir de la tragédie, des incendies et des morts, et ce qu'il a pu en penser.

Il est mort plusieurs jours après, à  l'ambulance  c'est à dire à l'hôpital mobile établi 56 rue de Clichy, le 17 juin 1871. Ce bâtiment, qui avait été réquisitionné pour cela, n'était autre que... l'ancienne prison pour dettes, abolie en 1867. Le bâtiment fut démoli en 1872 et remplacé par un immeuble bourgeois. Le spectre de la pauvreté devait donc poursuivre Etienne jusqu'à son dernier souffle !

S'il y fut soigné, ce fut par le docteur Adolphe Bastin, un chirurgien lillois de 38 ans, ancien combattant de Sébastopol, qui y avait été affecté le 3 octobre 1870 et y demeura en fonction jusqu'à mi-juillet 1871 avant d'être récompensé par la Légion d'Honneur dès le 15 octobre 1871. Il est surtout connu pour avoir livré son témoignage sur l'exécution sauvage de Vallès, que certains niaient.

Il n'y a sur la déclaration en mairie du décès d'Eugène Isaac aucune indication de son domicile, ce qui expliquerait l'absence de report dans le registre à Sérifontaine et donc aussi, peut-être, l'erreur sur la date même de sa mort.

Car ce qui est curieux c'est qu'il mourut le 17 juin et non le 6, soit 11 jours après la date indiquée sur notre monument. On retrouve la même date du 17 juin dans les registres militaires à Beauvais et dans ceux de l'état-civil du neuvième arrondissement de Paris. L'erreur sur le monument de Sérifontaine n'est pas la seule de ce genre, ces monuments sont généralement très peu fiables : j'ai même trouvé parmi nos morts de 39-45 le nom de Marion Wash qui ne correspond manifestement... à aucun mort précis !

Il me restait à trouver ce que l'on avait fait de son corps.

Les études sur les morts du double siège de Paris sont, rares et essentiellement statistiques, la plus récente datant de 2015. Les soldats versaillais en réalité n'intéressent toujours pas grand monde : leur nombre ne nourrit aucune polémique.



En outre, ces soldats morts après l'armistice (janvier) et surtout la paix (traité de Francfort, 10 mai 1871) ne furent pas formellement compris dans les dispositions de la loi du 4 avril 1873 sur les tombes militaires, pas davantage, d'ailleurs, que les francs-tireurs.

Les souffrances des pauvres soldats de Monsieur Thiers et du Maréchal Mac Mahon, moins célébrées que celles des fédérés fusillés de Paris, ont laissé peu de traces. Le photographe et artiste suisse Gaudenzio Marconi a néanmoins immortalisé quelques scènes les concernant.

Les corps des communards furent, on le sait, mis à la fosse, enterrés dans des squares ou sous des rues, voire inondés de pétrole et brûlés. Tel a-t-il été le destin d'Eugène-Alexis ?

Il y a aujourd'hui un homme, le Père Jacques Benoist, qui semble le seul à s'en soucier. Né dans le 9ème arrondissement, fils d'ouvrier, docteur en histoire, il s'est donné une mission qu'il résume d'une formule :  J'irai prier sur vos tombes et recherche pour cela toutes les tombes oubliées, versaillaises ou communardes, n'hésitant pas à relancer quelque peu les autorités que ces sépultures, laissées à l'abandon, intéressent bien peu. Il en a recensées plusieurs centaines.

On lira ici l'article que lui a consacré l'hebdomadaire La Vie

C'est lui qui, avec une grande gentillesse, m'a indiqué la piste à suivre.

Les ambulances avaient réquisitionné des corbillards, il était donc probable qu'Eugène-Alexis ait été inhumé dans l'une des fosses d'un cimetière proche, comme celui de Montmartre à 1 kilomètre, même si le 16 juin on avait décidé de les fermer comme tous les cimetières intra-muros saturés.

Et c'est bien là, sous le seul prénom d'Alexis, qu'il fut inhumé, le 19 juin, dans ce que l'on appelait alors la  tranche commune . Il n'en reste rien, la mairie de Paris ayant, dans les années du mandat de Jacques Chirac, fermé les fosses et déménagé les ossements vers les catacombes, dans lesquelles les restes d'Eugène-Alexis Isaac doivent reposer, plus anonymes encore qu'à Montmartre.

Tout ceci me suggère une réflexion que je vous livre telle quelle.

Le maire, Joseph Hacque, plus anticlérical sans doute que partageux, n'aurait sans doute pas pris le risque inconsidéré d'assimiler la mort d'un communard à celle d'un soldat. Mais il a quand même peut-être pris un certain risque en inscrivant Eugène Isaac sur notre monument avec les soldats tombés à l'ennemi ou dans les terres lointaines.

Les soldats morts en réprimant la Commune peuvent-ils être considérés comme morts pour la Patrie ? Un siècle plus tard ne verra-t-on pas l'État français louvoyer autour du statut des combattants d'Algérie ?

J'ai été consulté à la Mairie la délibération du Conseil Municipal, en date du 23 février 1891. Elle est assez peu explicite : le monument est une initiative privée, la commune n'a offert que 100 francs (1000 euros?) et nulle mention n'est faite quant à l'établissement de la liste des morts. Il est cependant peu probable que le Maire ne l'ait pas révisée.

En faisant ce que les grands monuments officiels, comme celui du Père Lachaise à Paris, ne firent point, en considérant qu'un pauvre soldat mort dans des événements qui aujourd'hui nous font honte méritait bien la même commisération, les mêmes larmes et les mêmes trompettes que ceux qui moururent pour défendre la France ou agrandir son empire colonial, Hacque, ce vieil instit' humaniste, à quelques mois de sa propre mort, n'a-t-il pas simplement fait preuve d'humanité ?

Commentaires

1. Le samedi, mai 29 2021, 20:54 par Thierry AURY

Encore une fois, un récit historique passionnant qui fait revivre la vie de "petites gens" et nous fait découvrir des aspects méconnus d'une société et d'une époque ! Merci pour ces recherches et ces découvertes exposées avec talent !

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