43 - Quand le passé part avec la fumée...

la cheminéeIl y a un an le groupe MSD avait cédé la cession du site industriel Merck-Organon d’Eragny-sur-Epte (qui emploie 76 salariés) à l’américain Amphastar. Il se dit, entre Sérifontaine et Gisors, que l'actuel propriétaire mettrait la torpeur de l’été à profit pour abattre la vieille cheminée de l’usine Saint-Charles. Ou la remplir de béton, ce qui serait un moindre mal.

Sans doute ce que l’on dit des arbres est-il vrai du passé, qu’il ne monte pas jusqu’au ciel. Je ne sais si cette cheminée menace ruine (la chaussette que l'on distingue bien en cliquant sur la photo ci-dessus le laisse penser), ou si elle gêne l’occupant. Sa destruction étonnera le passant régulier, dont sa silhouette rythmait le voyage quotidien.

depuis la route

Elle fera plus mal aux anciens du site, car c’est finalement un bout de leur mémoire que l’on détruit, parce que l’on n’y attache finalement aucune valeur. Alors que nul ne sait bien non plus quelle forme de conservation on réservera à l’usine Saint-Victor de Sérifontaine…

Le nom d’Eragny est formé sur un patronyme latin, Herrenius. C’est dire l’ancienneté de l’occupation du site. Au fil du temps comme au fil de l’eau, plusieurs moulins s’y succèderont : moulin des Aulnes (en aval de Bazincourt), Vray Moulin (en amont d’Eragny). Ce dernier disparaîtra et en 1789. Après la révolution, les moulins se multiplient, de façon anarchique parfois, et puis se transforment en sites industriels, souvent à l’initiative d’entrepreneurs qui vont donner leur vocation aux sites pour des années.

La vocation industrielle d’Eragny est plus ancienne que celle de Sérifontaine, où le général d’Arlincourt établit son laminoir vers 1830, après une jeunesse de bravoure suivie d’un peu de spéculation boursière ratée et d’une première expérience de laminage dans la Somme. A Eragny c’est Jean-Charles Davillier qui va faire l’histoire. La filature était présente avant lui sur le cours de l’Epte, avec les filatures Morris à Gisons. Lorsque Bonaparte passe par la région, en 1802, il visite la filature Morris qui, avec 25.000 broches, est alors la plus grande de France. Mais elle fait faillite sous l’Empire.

Jean-Charles Joachim Davillier est un banquier et un négociant dont les affaires ont bien profité. C’est un parisien résidant rue Chauchat, comme cet autre banquier, Goupy, qui vendra Saint-Victor à d’Arlincourt : un tout petit monde, en somme ! Davillier gérait 100.000 livres en 1795, il en gère plus de 2 millions sous le Consulat. Il prend des risques, génère des profits énormes, introduit en fraude des calicots anglais.

Gros Davillier dans le Haut-RhinSon frère possède des filatures dans les Vosges, il s’y associe. Nous n'avons pas de gravure représentant la filature d'Eragny à cette époque, avant la vapeur. La gravure de la filature "Gros Davillaire" dans le Haut Rhin donne une idée de ce que pouvait être un petit site industriel à cette époque.

La chute de Napoléon abaisse les tarifs douaniers, les affaires repartent.

Régent de la Banque de France à partir de 1801, Baron d'Empire en 1810, Davillier s’associe à d’autres entrepreneurs (dont un républicain suisse !) pour acquérir en 1816 divers biens dans la région, dont ceux issus de la faillite de Morris, l’ancien moulin des Aulnes et plusieurs prairies l’environnant à Eragny et Bazincourt. Ce baron est un précurseur, il introduit la première machine à vapeur de la région. A partir de 1825 il entreprend la construction sur l’ancien site des Aulnes à Bazincourt, et en face à Eragny, de ce qui sera Saint-Charles.

l'opte au moulin des Aulnes

Un canal de dérivation est creusé, une roue hydraulique de 32 chevaux est importée d’Angleterre. Mais de tout cela il ne reste plus rien: la nature a repris ses droits sur la rive normande de l'Epte...

Le site connaît des problèmes divers. Les profits de la filature décroissent : l’usine Saint-Charles devient une filature. Mais surtout le rendement énergétique du fleuve baisse. La faute… à d’Arlincourt qui outre Sérifontaine vient d’obtenir le droit d’exploiter le fleuve à hauteur de Droittecourt alors même que les années 1834 et 1835 sont des années de sécheresse. En 1836 Davillier rajoute donc à Eragny une machine à vapeur haute-pression de vingt-chevaux, alimentée par trois chaudières qui serviront aussi à chauffer les ateliers. Initiative hasardeuse : jusqu’à l’arrivée du chemin de fer (après 1870…) le charbon est beaucoup plus cher à Gisors qu’à Manchester…

Davillier innove aussi en faisant construire à Gisors les premiers « cottage à l’anglaise » pour les ouvriers. En 1825 il crée la « société des ouvriers de Monsieur Davillier » où les femmes sont admises comme membres participants. Les soins médicaux sont gratuits, des secours en argent en cas de maladie sont prévus. En juin 1828 la duchesse d'Angoulême (belle-fille du roi) en se rendant à Forges s'arrête à l'usine Saint-Charles d’Eragny.

Jean-Charles-Joachim baron DavillierJean-Charles Davillier meurt en 1846, laissant une fortune énorme, et une dynastie qui va donner de nombreux industriels et banquiers durant un siècle.

Edouard DavillierUn de ses fils, Edouard, né en 1801 reprend l’activité industrielle. Edouard Davillier fut-il réellement appelé « le père des ouvriers » en 1848 ? Peut-être, cela n’empêcha point une partie de ces ouvriers de se mettre en grève lors de cette année de révolution. A Eragny sous le second Empire on pratique toujours le tissage, avec des salaires sensiblement plus élevés que dans la filature ou le blanchissage à Gisors.

On doit à l’auteur du Précis Statistique sur le canton de Chaumont (1859) une description de la filature Saint-Charles dans laquelle la cheminée n’est pas mentionnée. La machine à vapeur vient d’être remplacée par une machine de système Wolff de 40 chevaux à deux cylindres, timbrée à 6 atmosphères et déjà expérimentée en Alsace par un homme que l’on retrouvera bientôt, M. Stehelin. Dix ans plus tard, en 1868 une quatrième chaudière cylindrique de 10 mètres cubes est installée, elle provient de la filature de Gisors om elle avait aussi été mise en place par Stehelin. Dans la description de l’usine par Charpillon (1867) il n’est toujours pas question de cheminée.

La guerre de Sécession américaine donne du fil à retordre aux industriels : le coton n’arrive plus. Les ouvriers au chômage sont nombreux, plus de la moitié. Vient ensuite une dépression économique. Le charbon quand il triomphe enfin, marque le déclin de l’industrie cotonnière en Normandie : il est plus simple de transplanter l’activité dans le bassin du Nord.

Edouard Davillier, pour garder Gisors, qui s’oriente de plus en plus vers la blanchisserie, revend finalement Eragny le 6 octobre 1873 à son fournisseur de machines M. Stehelin, qui l’avait sans doute financièrement soutenu pendant les années de crise. C’est un alsacien déjà présent dans la région et qui s’y installe après l’annexion de l’Alsace par les Allemands. Cet entrepreneur en constructions mécaniques transforme Saint-Charles en manufacture de feutres. Assez vite, il s’associe à M. Rime. Ensemble ils obtiennent une médaille d’or à l’exposition de Rouen en 1884, puis ils se fâchent.Rime aurait parlé devant les ouvriers du « prussien » ce qui est bête et méchant. En réalité Emile-Charles-Adolphe Stehelin a vécu plusieurs années à Gisons, où nombre d'enfants lui sont nés et y vivront longtemps. Plusieurs autres membres de sa famille iront fonder une souche en Nouvelle France.

Les bâtiments sont à cette époque réorganisés, d’autres sont construits pour s’adapter à la nouvelle activité : carderie, feutrerie, foulonnerie, lavage, teinture, blanchisserie. Si les hommes sont durs entre eux, ils ne sont pas tendres pour la rivière, et après divers procès-verbaux, des règlements préfectoraux doivent encadrer les rejets dans la rivière. Une première station d’épuration est installée à la fin du siècle.

C'est, selon M. Jérôme Vrel (dont l'étude parue dans le numéro 36 de la SHGBE a fourni l'essentiel de ma documentation) sans doute au tournant du siècle qu'est construite cette cheminée, destinée à une machine à vapeur de 280 chevaux.

la maison du directeurPour loger le directeur sans doute (comme à Droittecourt, comme à Saint-Victor), est édifiée un assez belle maison de maître, qu'un rideau d'arbre dissimule aujourd'hui entièrement au regard depuis la route, mais qu'une étrange mention d'un "Château Saint-Charles" appelle à découvrir...

Rime a repris en 1894 les commandes d’une usine qui occupe alors 100 ouvriers et produit 12.000 pièces de feutre chaque année. Il est président de la chambre syndicale des feutres français. Il s’associe à d’autres entrepreneurs, Doudemont et Plinchard : l’histoire se répète, mais cette fois c’est lui qui sera évincé. Il meurt en 1915, en pleine guerre, alors que celle-ci fait tourner l’usine à plein régime : il faut des feutres pour emballer les obus !

Les photographies prises à cette époque montrent deux cheminées une plus petite à section carrée, une plus importante à section ronde.

Ses héritiers vendent en 1920 aux deux autres associés, qui arrêtent la fabrication des feutres. Vers la fin des années 20, les successeurs de ceux-ci envisagent… de se reconvertir en tannerie de peaux de lapins mais c’est un échec suivi d’une faillite, comme l’époque de la grande crise en connaît tant.

Le site reste désert des années, avant d’être adjugé à un nouveau « parisien », un aristocrate de Neuilly (ayant de lointaines attaches dans le Vexin), le comte Guillaume Testu de Balincourt qui reconvertit pour y fabriquer de l’endopancrine. Il n’emploie plus que 28 employés. Les "Laboratoires de l'Endopancrine" ont leur siège dans le 15ème arrondissement. En 1936 il signe un premier accord avec Organon qui prend le contrôle de l’affaire en 1965.

buvard pub endopancrine

Il y a fort longtemps que les bâtiments de l’ancien moulin des Aulnes, que l’on aperçoit encore sur des cartes postales anciennes, a été détruit. Depuis cette prise de vue, la disposition du site a changé et des arbres plantés sur un verger privé empêchent de refaire la même prise de vue.

photo avec le vieux moulin

Il est clair que la cheminée n’a plus d’utilité pour un laboratoire. Elle représente un moment de l’histoire d’un site dont on a vu à quel point elle avait été mouvementée, heurtée, inventive aussi. C'est du chemin de terre qui court au dessus de la route venant de Sérifontaine que l'on découvre le mieux l'ensemble du site:

vue d'ensemble

Tant qu’il y a de l’industrie, cependant, il y a de l’architecture. Avant et après la seconde guerre, c’est le grand Auguste Perret (l’architecte du Havre , et de la tour qui porte toujours son nom à Amiens) qui sera en charge de reconstruire et d’adapter les bâtiments : mise en état de logements en 1939-1940, entretien et divers travaux de 1939 à 1948, mise en état de la salle de rectification en1946, des salles stériles en 1948. En réalité le frère et associé d'Auguste Perret est aussi... associé à Balincourt dans la SAPO (Société anonyme pour la diffusion des produits opothérapiques) connue comme "Ls laboratoires parisiens de l'Endopancrine". Comme toujours, on retrouve chez nous les traces de relations toutes "parisiennes" ! Plus tard encore, les bâtiments construits à la fin du 20ème siècle obtiendront en 1995 le prix Chambiges d’architecture industrielle.

Cependant, au-delà de l'évolution normale de l'architecture industrielle, certains se soucient de la conservation de ce qui est aussi un patrimoine historique. A Couëron, c'est la ville qui a encouragé la reconversion de la célèbre tour à plomb d'un site de Tréfimétaux en espace culturel. Comme tout ne peut être transformé en musée, des architectes imagine des moyens de préserver le patrimoine industriel en y aménageant des lofts. Dans le Nord, une association, Prositec s'y emploie. On verra en cliquant ici bien des réalisations intéressantes.

Mais peut-être le temps de l'industrie est-il passé et notre rive gauche de l'Epte va-telle ressembler à celle du Pays de Bleu en face, où seul l'oeil exercé peut encore distinguer (pour combien de temps?) le sommet de la cheminée dans un paysage redevenu entièrement rural?

sur l'autre route

Commentaires

1. Le samedi, novembre 7 2015, 22:55 par André Vastel

Ces cheminées qu'on abat

Vieux souvenir de l'essor métallurgique au XIXème siècle, ces cheminées de briques ont longtemps porté le progrès industriel au coeur de vallons très ruraux. Leur mort signe la fin d'une industrie répandue sur presque tout le territoire.

Comme de grands géants d'une époque héroïque,
Venus des premiers temps de l'ère de l'acier,
Lanternes du progrès d'un val émacié,
Le monstre vomissait son écharpe mythique.

Sur les brumes des eaux, sur les forêts mystiques,
Le grand mât d'ocre rouge pointait son noir poucier
En toussant et crachant d'un rire carnassier
Sur les hommes rougis aux grands fours archaïques.

Ces phares de briques, tels des pauvres pantins,
Ces flambeaux des métaux partout se sont éteints.
L'un des derniers fanaux des années glorieuses

A tiré son chapeau sur mon Epte natale.
Sa mort signe la fin de ces années pieuses
Qui offrirent partout un bel élan vital.

à Saint-Paul, le 24 juillet 2015

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