17 -A la recherche d'une étrange statue

Il y eut jadis, à Sérifontaine, une statue présentant les attributs des deux sexes : on disait un Hermaphrodite en un temps où la culture se nourrissait encore des grands récits mythologiques. Hermaphrodite avait en effet hérité son nom de ses deux parents, Hermès et Aphrodite; mais quant à leurs deux beautés qu'il unissait en un seul corps, il semble qu'il les ait dues non à la génétique mais à une sombre vengeance d'une nymphe dont il aurait niaisement repoussé les avances.

En 1608 on découvrit à Rome un Hermaphrodite de marbre datant sans doute du deuxième siècle de notre ère. Acquise par le cardinal Borghèse, l'oeuvre qui fascina immédiatement toute l'Europe en garda le nom. Ce cardinal lui fit en 1620 sculpter un lit de marbre par le Bernin. En 1807 la statue fut cédée par le prince Borghèse, époux de Pauline Bonaparte, à son impérial beau-frère, qui l'installa au Louvre.

l'Hermaphrodite Borghese au Louvre

Cet Hermaphrodite Borghèse connut après la dernière guerre une nouvelle célébrité grâce à une photo plutôt amusante de troufions allemands hilares entourant le nu au Louvre et semblant songer ça c’est Paris !

Un sujet de comique troupier

Le thème faisait apparemment déjà la joie des riches romains et l'on ne tarda pas à comprendre que l'Hermaphrodite Borghèse était la réplique d'une oeuvre grecque plus ancienne, sans doute du deuxième siècle avant JC : on découvrit en effet, en 1781 une nouvelle réplique de l'antique (toujours conservée à la Villa Borghèse), et encore une en 1880 (au Palazzo Massimo de Rome). Il y a aussi celle que l'on découvrit à une trentaine de kilomètres au sud-est de Rome,à Velletri, en 1795 (et qui vient d'être installée en grande pompe au nouveau Musée de Lens) et celle dite Ludovisi qui est au Musée des Offices de Florence, et d'autres plus ou moins bien conservées de par le monde. Il existe de légères variantes entre elles, et les lits modernes sur lesquels on les posa permettent de les distinguer aisément.

Voici l'Hermaphrodite de Velletri sur son rocher :

Velletri

et, sans son lit de marbre, au Palazzo Massimo :

au Palazzo Massimo

Et celui de Sérifontaine? Nul n'en a jamais entendu parler!

Nous avons pourtant bel et bien eu notre Hermaphrodite, de type Borghèse, mais ... en plâtre. J'ai trouvé dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie (1846, tome 2, page 259) qu’en 1845 un dénommé Dugas, ancien blanchisseur d’étoffes à Beauvais, offrit au comité de Beauvais, un moule en plâtre, fait sur l’original, de l’hermaphrodite Borghèse, qui a orné longtemps le château de Cérifontaine, et qui appartenait au prince de Conti après la mort duquel il a été vendu à Gisors.

Autrement dit cet Hermaphrodite de plâtre aurait orné Sérifontaine avant que l'original de marbre ne vienne dormir au Louvre! C'est que les mêmes causes produisant les mêmes effets, la découverte de 1608 avait relancé en Europe la fascination qui avait été celle des riches romains d'autrefois. Louis XIV lui-même en aurait donc commandé un moulage. Le Bulletin de 1846 précise que la tradition rapporte que ce plâtre a été moulé par ordre de Louis XIV, et qu’on n’en a fait que deux épreuves, dont l’une appartient au gouvernement, et l’autre est celle qui vous est offerte.

C'est bien vague... mais cela a suffi à enflammer mon désir d'en savoir plus.

L’Hermaphrodite de Sérifontaine proviendrait donc des tout premiers moulages d'antiques. Dès les années 1640-1650 les rois de France et d'Espagne se constituent des collections. Velasquez avait repéré l'Hermaphrodite Borghèse et en avait fait faire un bronze pour Philippe IV d'Espagne, qui est aujourd'hui au Prado. Louis XIII fait réaliser divers moulages, et Mazarin poursuit cette politique. Vers 1652 les moulages sont faits par un sculpteur natif d'Eu, Michel Anguier, sous la direction de Nicolas Poussin, puis en 1666 par les premiers pensionnaires de ce qui deviendra l'Académie de France à Rome. Colbert lui-même s'occupa activement du transport de 300 caisses contenant des moulages et des "creux" qui arrivèrent par bateau à Rouen en 1670. Mais j'ignore la date précise du moulage de notre statue.

Notre Hermaphrodite a pu être un cadeau royal. Reste à savoir si ce fut de Louis XIV ou de Louis XV et à qui ? Les princes de Conti se sont succédé depuis le premier d’entre eux qui meurt justement en 1666 jusqu’à Louis-François (1717-1776), le grand libertin qui collectionnait les cheveux de ses maîtresses en leur offrant des diamants en échange. Ce moulage serait bien dans les goûts de ce dernier prince.

A moins que le libertinage ait eu moins de place dans son intérêt que la politique? Il suffit de rappeler que, dans ses intrigues pour obtenir la main d'une tsarine, Conti fréquenta assiduement un certain Charles de Beaumont, Chevallier d'Éon espion du roi à Saint-Petersbourg... et la présence d'un Hermaphrodite Borghese de plâtre en Angleterre, à West Wycombe, chez Sir Francis Dashwood qui fut mêlé aux mêmes intrigues met un peu la puce à l'oreille, même si cela paraît trop romanesque: cela a d'ailleurs été exploité dans un dessin animé japonais célèbre!



daswood Sans doute l'Hermaphrodite de Sérifontaine ressemblait-il à celui de Sir Francis Daswood, l'usage étant alors de peindre les plâtres ou les terra cota. En tout cas ce dernier ressemble beaucoup à une terre-cuite de la même époque conservéé à Saint-Petersbourg...

Revenons chez nous. Peut-être Conti, ce grand collectionneur, a-t-il donc fait l’acquisiton du moulage lui-même auprès d’un tiers, pour une raison ou une autre ? Quoi qu'il en soit la source du Bulletin n’indique pas clairement à quel moment le bel alangui vint exhiber tous ses charmes dans notre château. D'autant que notre château n’appartint jamais à ce prince, quoi que celui-ci en fut suzerain comme seigneur de Trie et en eût la seigneurie éminente comme vicomte de Chaumont. Je cite ces communes sans vouloir froisser le Préfet qui a décidé que nous étions brayons…

Alors ? Eh bien je n’en sais rien ! En 1711, au décès d'un marquis de Flavacourt, le prince de Conti fit opérer une saisie pour défaut d’hommage (en clair les Flavacourt avaient omis de payer quelques droits de succession). On l’imagine mal pourtant s’établir dans notre château déjà passablement inconfortable et y installer ses collections, ou s’y « meubler » avec des répliques en plâtre !

Frontispice de la vente conti Quoiqu'il en soit quand le prince libertin mourut en 1776 ses collections furent dispersées en ventes publiques. C'est que le prince aussi avait des problèmes de succession! Mais on ne retrouve pas de trace dans les catalogues de l'époque d'une humble statue de plâtre, parmi des centaines de toiles parmi les plus célèbres du monde...

Mais comment un blanchisseur de Beauvais, 70 ans plus tard, a-t-il lui-même pu détenir ce moulage ? L'avait-il reçu de ses aïeux? L'oeuvre avait-elle changé de main durant les troubles de la révolution? Ou alors, mais c’est pure conjecture, la statue, serait restée à Sérifontaine durant toute la période révolutionnaire et aurait changé de main lors d’une vente de mobilier consécutive à l’un des successifs changements de propriétaire en 1805, 1825 ou 1836?

Reste un autre aspect, plus concret, de mon enquête : qu'est devenu "notre" Hermaphordite? Entré dans les collections de la Société des Antiquaires de Picardie, Hermaphrodite a-t-il trouvé sa place au Musée d’Amiens lorsque celui-ci fut construit sous le Second Empire ? C’est fort probable, puisque l’on trouve dans son catalogue de 1878 une descrition (n°73) qui peut bien être la sienne, mais qui peut aussi être celle d'un moulage plus récent.

Mais ensuite ? Dans le catalogue de 1899 on trouve certes un Hermaphrodite (n°136), mais sans mention de sa position alongée sur un matelas, et surtout compris dans toute une série de moulages venus des Beaux-Arts de Paris. Or l’Hermaphrodite des Beaux-Arts est un torse en station verticale. Et quoiqu’il en soit ... au catalogue de 1911 on ne trouve plus la moindre mention !

Au musée de Beauvais non plus, le moulage ne semble ne pas avoir laissé de trace dans les inventaires. S’il n’a pas dépassé Beauvais (on se souvient qu’il fut donné au Comité de Beauvais) le moulage y fut probablement enterré dans les réserves et abandonné en 1940, Notre Hermaphrodite a pu bruler avec les souvenirs préhistoriques légués par Victor Patte et tant de souvenirs de notre pays déposés avec la mémoire du Beauvaisis, lors des incendies de juin 40.

En vérité les moulages en plâtre fin, jadis considérés comme plus beaux que les marbres antiques érodés que l'on exhumait des fouilles, sont devenus des parents pauvres des Musées. Descendus dans les caves lors des guerres, certains ne sont jamais remontés à la surface, et fondent doucement dans l'humidité. D'autres, comme ceux des Beaux-Arts de Paris ou de la Sorbonne, sont regroupés à Versailles, déplacés, restaurés. Leur histoire individuelle se fond dans celle de la collection.

Les Musées ont bien assez à faire avec les marbres! C'est que l'arrivée de l'Hermaphrodite Borghèse au Louvre sous Napoléon relança la mode une nouvelle fois. Les copies intègrent le lit du Bernin caractéristique de ce modèle-là : on en retrouve une en marbre, toute proche de nous au Musée de Lille, due à François Milhomme (1758-1823).

à Lille

Notons la profonde réflexion qu'il y a à installer l'exemplaire de Velletri à Lens quand il y a un marbre presque identique à trente kilomètres...

Immortel, Hermaphrodite? Le sculpteur américain Barry X Ball vient de rajeunir le modèle Borghèse, dans une étonnante interprétation obtenue à partir d'une digitalisation au scanner : le temps des moulages est révolu! Il l'a ensuite réalisée en marbre... mais en marbre noir, et avec un jeu intéressant entre le poli presque photographique du corps et le mat du matelas. Conçu pour la FIAC 2010, il est exposé au Bass Museum de Miami.

l'américain

De mon côté, je continue l'enquête. mais peut-être ne saurai-je jamais ce qu'est devenu l'Hermaphordite de Sérifontaine, qui fut (avec son jumeau qui semble lui aussi s'être volatilisé dans les collections de plâtre entre les Beaux-Arts de Paris et les Petites-Ecuries de Versailles) le premier de France.

En cherchant bien, il y a tant de choses à découvrir, dans l'histoire de Sérifontaine!

Commentaires

1. Le mardi, novembre 26 2013, 15:04 par Jean-François Poncelet

Faisant des recherches sur l'Hermaprodite Borghèse, je suis arrivé sur votre blog. Vos commentaires sont très intéressants et bien documentés.

Pour votre information, comme je suis Belge et habite Bruxelles, je peux ajouter à votre liste une autre copie de l'Hermaphrodite Borghèse : celle en terre cuite que l'épouse française du propriétaire du château de Longchamps à Waremme (province de Liège), le baron Michel-Laurent de Selys, commanda en 1802 au sculpteur d'origine belge Henri-Joseph Rutxhiel (1775-1837).
Cette oeuvre est exposée dans le salon jaune du château, qui est n'est pas ouvert au public sauf parfois lors des Journées du Patrimoine début septembre.

JF.P

Merci cher Monsieur de ces intéressantes précisions. J'ajoute, pour l'avoir trouvé dans une étude de la Chronique Archéologique du Pays de Liège datant de 1948, que l'Hermaphrodite "belge" serait une réduction, et porterait mention "fait à Paris en l'an X". Il est donc, lui aussi, antérieur à l'arrivée à Paris de l'original : sur quel modèle a-t-il pu être copié? Je vais enquêter!

JF

2. Le mercredi, novembre 27 2013, 21:54 par Jean François Poncelet
Comme vous, j'avais constaté qu'il n'avait pas pu être copié directement sur l'Hermaphrodite Borghèse acheté en 1807. A ce sujet, il semble que le Fonds Borghèse acheté par Napoléon en 1807 n'a pas pu être immédiatement exposé au Musée du Louvre en raison des travaux d'aménagement en cours. A l'exception de quelques oeuvres, il n'aurait été exposé qu'après la chute de Napoléon, soit après juin 1815.
Je vous signale aussi qu'une petite réplique en bronze du 17ème siècle de l'Hermaphrodite Borghèse constituait le lot 50 de la récente vente de Christie's "Le goût français" du 8 novembre 2013
JF P
 
Merci cher Monsieur de ces nouvelles précisions. J'attache la photo de l'Hermaphordite vendu ce mois-ci chez Christies (pour près de 45.000 €). Il s'agit selon le catalogue d'une oeuvre italienne issue de la collection viennoise de Camilio Castiglioni. Peut-être un suiveur de Jean de Bologne (1529-1608), qui travaillait pour les Médicis? 
 

un bronze italien du dix-septième siècel

Parmi les copies "florentines" on peut penser aussi à celle de Gianfrancesco Susini (1585-1653), un autre florentin, à qui l'on devait semble-t-il un autre Hermaphrodite vendu beaucoup plus cher (720.000 €) chez Christies en février 2009... et issu de la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé ! 

Susini

JF